CHAPITRE XX
20.1. Le partage du magot, à l'ombre d'Adenauer
Une question vient à l'esprit, tout au long de cette histoire: qui a protégé Müller? Qui a protégé Bormann? Pourquoi et comment, à l'Ouest comme à l'Est?
Sans évidemment reprendre ici l'histoire intérieure de l'Allemagne à partir de 1945, il faut malgré tout rapporter le cadre essentiel dans lequel, en quelques années, avec en toile de fond les procès de Nuremberg, sont nées quasi simultanément l'Allemagne de l'Est et l'Allemagne de l'Ouest ; et que, dès le départ, une connivence escamotait du côté de l'URSS et du côté des Alliés occidentaux, tout ce qui pouvait gêner l'un ou l'autre des partenaires du temps de guerre depuis 1941.
«Les Anglais refusèrent de poursuivre les militaires et les représentants du grand patronat... Les Soviétiques ne voulaient pas déférer devant le tribunal les organisations SS et du parti nazi...»
Est-ce un révisionniste qui écrit cela en 1995 ? C'est Telford Taylor, un des magistrats américains qui fut procureur à Nuremberg.
C'est dans ce contexte que s'inscrivent les disparitions de Martin Bormann et de Gestapo-Müller, parmi bien d'autres supercheries. Taylor aurait d'ailleurs pu en ajouter bien davantage sur l'attitude de ses propres collègues. Le bruit entretenu, de 1946 à 1948, sur une vingtaine d'accusés, longuement photographiés dans leur box, face au tribunal, cachait les tours de passe-passe et les occultations auxquelles se livraient chacun des Alliés.
Londres avait ses raisons de vouloir épargner, sinon les militaires allemands, du moins certains d'entre eux et plus encore quelques grands patrons de l'industrie, du commerce et des banques, tant l'Angleterre avait, jusqu'à la fin des années trente - en rivalité avec les Américains, les Français et les Italiens et une dizaine d'autres magnats étrangers - multiplié des accords avec les Allemands. Que dire aussi de Moscou qui, des accords secrets de Rapallo au pacte de 1939, avait facilité la remise sur pied d'une armée allemande et d'une industrie de guerre qui alimentait les deux parties ?
Il ne fallait surtout pas que les interrogatoires publics apprennent à l'opinion les conditions dans lesquelles le nazisme avait été financé, et pas seulement par le patronat allemand. Un des exemples de cette mise en scène fut l'appel à comparaître, non pas d'Alfred Krupp von Bohlen, directeur exécutif de cette firme, mais de son vieux père Gustav, si vieux, si impotent qu'on renonça vite à l’entendre. Cela explique l'arrogance de Hermann Schmitz, l'ami de toujours de Bormann et l'incarnation vivante d'IG Farben. Il savait qu'il serait rapidement libéré en échange de ses silences. Cela explique aussi l'ironie de Walter Funk qui, en mai 1946, se déchargeait de toute responsabilité sur son adjoint Emil Puhl, tout aussi certain que lui d'un verdict de pure forme.
Au banc de la presse, nul ne se souvenait du rapport de l'OWI (Office d'information du gouvernement américain en temps de guerre) qui, le 19 juillet 1944, signalait «l'inquiétude des banquiers suisses devant l'importance des sommes qui, ces derniers temps, transitent dans leur pays à destination notamment de banques du Portugal». Ni même des affirmations du Herald Tribune de New York, lequel, le 13 avril 1944, assurait que «des banques américaines» étaient dépositaires, elles aussi, de l'évasion des capitaux allemands depuis au moins un an.
On savait, mais on se taisait. Le mutisme a pesé, de 1996 à 1998, lorsqu'une campagne sur « l'or nazi » déferla soudain contre, non telle ou telle banque suisse, mais contre la Suisse. En 1984, l'auteur anglo-américain Charles Higham a vainement tenté de réveiller ces souvenirs, lorsqu’il soulignait: «Les procès de Nuremberg ont brillamment réussi à étouffer la vérité sur les ramifications de cette Fraternité [bancaire, industrielle, commerciale] dans le monde. Hjalmar Schacht, qui était sans doute l'Allemand le plus au fait de ces connections, accomplit une extraordinaire performance en ironisant, discutaillant et affichant sa superbe, face au procureur Robert H. Jackson...»
En échange de la retenue des juges soviétiques, les Occidentaux n'évoquaient surtout pas ni le pacte de 1939, ni Katyn, «un crime allemand», alors qu'ils connaissaient déjà la vérité sur ces assassinats, dont les exécutants, tel Vassili Zaroubine, allaient longtemps encore fréquenter les milieux diplomatiques.
20.2. Schacht, Abs, Pferdmenges, Achenbach...
L'israélite américain John Weitz, dernier biographe de Schacht, succombe volontiers à ces parodies de justice lorsqu'il relève que par trois fois, d'abord devant les Alliés, par deux fois ensuite devant les tribunaux allemands chargés de la dénazification, le grand financier du Reich fut jugé, arrêté, puis acquitté. Certes, il n'avait jamais été inscrit au parti nazi; certes, après l'attentat contre Hitler, il avait été envoyé en camp de déportation, mais des dizaines d'autres nazis y avaient aussi séjourné fin 1944 et début 1945, à seule fin de se refaire une virginité.
Que se passait-il d'ailleurs dans l'ombre tandis que les tribunaux alliés remplissaient de leurs débats truqués les pages de la presse internationale ?
En 1947, la directive américaine JCS 1067, laquelle avait prévu dès fin 1944 le démantèlement de l'industrie allemande, en sorte qu'elle ne fut plus jamais porteuse de guerre, fut jetée aux orties. On passait de l'extrémisme du plan Morgenthau - faire de l'Allemagne un producteur uniquement agricole - aux moyens de satisfaire les visions affairistes des firmes de Wall Street et de la City. Derrière le général William Draper, chargé de la décartellisation, apparaissait en février 1947 son gendre, Philip Hawkins, qui annonça qu'il n'était plus question de démanteler IG-Farben ou autres trusts comme la firme Krupp, car tous devaient œuvrer à la reconstruction de l'Allemagne.
Exactement soixante jours après la chute de Berlin, IG-Farben avait remis au travail quelques-unes de ses quarante-sept firmes, là où la situation et les stocks le permettaient. Il fallait assurer la vie quotidienne.
C'eut été compréhensible si au moins les directeurs d'hier n'étaient pas revenus aux commandes ou «en seconds» des cadres moins connus, comme c'était le cas à la BASF, chez Bayer-Agfa, chez Höchst, héritières séparées d'IG-F, en réalité placées comme Daimler-Benz et Thyssen sous le chapeau unique de la Deutsche Bank. L'immuable Deutsche Bank où réapparaissait son grand patron depuis 1937: Hermann J. Abs, l'ami intime de Hermann Schmitz!
Dans l'ombre de Lucius Clay, le commandant en chef de la zone américaine d'occupation, se profilait Paul Nitze de la banque Dillon, Reed & Co, tandis que William Draper, ex-sous-secrétaire d'Etat aux armées, renouait avec les dirigeants des plus grandes firmes d'Allemagne dans les trois zones d'occupation, afin de poser les jalons d'une réunification qui, après 1949, fut officialisée par la création de la République fédérale allemande.
Un de mes amis américains, le capitaine William Vallazza, responsable en 1947 du secteur qui bordait la zone française du Wurtemberg, m'avait fait remarquer: Hermann Abs est le conseiller financier du haut commissaire britannique... Robert Pferdmenges, de la coterie bancaire des temps hitlériens et du cercle d'amis de Hitler, seconde Draper, Clay et les autres... Heinrich Dinkelbach, ex-partenaire de Schmitz, dirige les aciéries de la zone britannique, assisté en zone américaine par Werner Carp, ami du baron von Schröder, chez qui Hitler a mis au point en 1932 sa prise du pouvoir... Quant à Schacht, tu sais mieux que moi ce qu'il fait dans sa prison d'honneur!
En effet, je le savais pour avoir infiltré ceux que les autorités américaines avaient chargés de sa garde. Dans sa cellule de luxe, Schacht rédigeait pour elles un plan de redressement économique de l'Allemagne et la mise en place d'une nouvelle monnaie, qui fut effectivement annoncée un samedi de 1948, pour le lundi suivant. Ainsi brisait-on toute possibilité de spéculation et les tentatives soviéto-allemandes de déstabilisation des zones occidentales, en y déversant des millions de faux marks.
20.3. Derrière Konrad Adenauer, une étonnante symbiose
Cependant Schacht travaillait en même temps sur d'autres affaires. Il maintenait le contact avec ses amis d'avant la chute, qui tous avaient participé à la réunion de la Maison rouge à Strasbourg et à l'évacuation à l'étranger des trois-quarts de la fortune du Reich.
Cela explique l'apparition auprès de Schacht, définitivement libre en automne 1948 et parti à Madrid, de personnages comme Otto Skorzeny qui, avec la faune des anciens nazis, fréquentait en Espagne les mêmes villas et restaurants, y compris le noyau de Saragosse. La mise en sommeil par Bormann de sa propre organisation allait de soi. Il fallait maintenant que ses réseaux et ceux nés parallèlement poussent des pions autour de Konrad Adenauer, pressenti dès 1948 comme le futur chancelier du premier gouvernement de la naissante RFA.
Les sommités des milieux bancaires et financiers œuvraient dans ce sens après que les autorités britanniques et américaines aient pris deux d'entre elles en tant que conseillers : Robert Pferdmenges, en contact avec l'équipe de Jean Monnet pour «négocier» la place de l'Allemagne au sein de la Communauté charbon-acier; et H.J. Abs qui, sans bruit, réunifiait les banques séparées de la puissante Deutsche Bank en 1945, et qui se retrouvaient dans le même panier en 1948.
L'année suivante, Hermann Schmitz, ses amis d'IG-Farben, les «Zefis», les ex-gauleiters de l'organisation Hacke et, auprès ou autour d'eux, les anciens du ministère des Affaires étrangères de Ribbentrop, se croisaient dans les circuits dirigeants dont Adenauer dosait la symbiose. D'où le propos du directeur d'un grand quotidien de l'époque, la Frankfurter Rundschau, qui m'assurait devant Margaret Buber-Neumann qu'Adenauer était vraiment un nouveau Bismarck !
Pour se protéger, H.J. Abs avait, dès 1948, fait savoir aux communautés juives qu'il planifiait le versement d'indemnités permanentes aux héritiers des victimes des camps. Il avait déjà réintégré dans leurs meubles le banquier Oppenheim et Jacob Goldschmidt, dont les biens avaient été gérés par lui depuis 1937.
Pendant ce temps Paul Nitze, directeur de la planification au Département d'Etat, faisait en sorte - pour le compte de ses anciens compagnons de la Dillon, Reed & Co - que les intérêts de cette banque se retrouvent au chevet de l'Allemagne de l'Ouest, dans les mêmes conditions que celles qui avaient été les siennes après 1919.
En 1951, six ans après la défaite de l'Allemagne, la Deutsche Bank, qui avait siégé durant toute la guerre à la Banque des Règlements internationaux, recouvrait sa première place en RFA. A partir de 1957, elle coiffera un tiers de l'industrie ouest-allemande, plus florissante que jamais.
C'est Abs qui, en 1951, a négocié la dette allemande auprès de la Conférence de Londres. Abs qui, jusqu'en 1979, a participé à toutes les conférences économiques occidentales. Il est mort à près de 93 ans en 1994, couvert de louanges et d'honneurs.
Moins connu que lui, Pferdmenges était aussi efficace. Ces hommes et, dans leur sillage, Ernst Achenbach (pendant l'occupation de la France il secondait l'ambassadeur Otto Abetz à Vichy et à Paris), les frères Westrick, l'ex-général Michel (gérant de l'économie de la France occupée) ont également joué leur partie de 1949 à 1959, avant de disparaître dans l'ombre des successeurs d'Adenauer. La plupart étaient des amis de Hjalmar Schacht. Tous avaient en tout cas cultivé de telles amitiés d'affaires et d'intérêts en Belgique et en France occupées, et auprès d'une certaine «élite» politico-industrielle dont les hommes s'étaient répartis entre Londres, Vichy et Alger, qu'ils n'avaient rien à craindre. L'équipe Jean Monnet était là pour veiller au grain. Tant et si bien qu'en 1952, le cabinet du Premier ministre Pleven chargeait un certain Thadée Diffre de discuter avec Schacht de la future Europe, et même de voir avec Paul Dickopf, un des agents secrets de l'ex-Sécurité du Grand Reich, et avec 'e banquier suisse François Genoud, les moyens d'éviter des scandales et de contourner les écueils, au nom de l'Europe unie, en étouffant dans les médias les relents du passé.
C'est Pleven qui, à l'époque, mettait au point et se battait pour la suppression des armées nationales, au profit d'une armée européenne, laquelle servirait l'Europe supranationale encore en gestation.
20.4. Doubles et multiples jeux, sous couvert de la guerre froide
Un des succès de l'appareil de Bormann, et de celui dont s'occupait en parallèle Müller, a été de glisser leurs hommes dans les rouages du gouvernement Adenauer et, pour Bormann, d'attendre le moment où, quoi qu'il advienne, «on» aurait besoin d'eux... et de lui à travers eux.
Dans un pays ruiné sortant du désordre de la défaite, une administration convenable au service des provinces et du gouvernement central était indispensable. Or de hauts fonctionnaires compétents et pas trop marqués par leur passé ne se trouvaient pas si aisément. Konrad Adenauer a d'ailleurs été obligé d'admettre, en 1951, que «134 anciens des services de Joachim von Ribbentrop » avaient réintégré les Affaires étrangères.
Tous n'étaient pas liés à l'organisation Bormann. Mes enquêtes sur place ont repéré dans ce ministère, de 1956 à 1970, une douzaine de personnages de l'écurie Müller qui ne manquaient pas d'aider leurs anciens compagnons encore clandestins.
Si Adenauer était un second Bismarck, son cercle économique et financier servait la renaissance allemande, cela va de soi, mais dans un double jeu qui laissait perplexe quiconque le cernait de près. Ainsi, Robert Pferdmenges feignait de ne pas voir que, tout en célébrant leur entente avec les Alliés et l'Alliance atlantique, de nombreux industriels et grands commerçants conservaient des contacts discrets et rentables avec l'Union soviétique, ses satellites, voire une Chine aux mains des communistes.
Au bas mot, 150 firmes ouest-allemandes s'enrichissaient en fournissant à l'Est des milliers de tonnes de matériaux stratégiques : plaques d'acier, camions, machines-outils, équipements électriques, etc., dont ils savaient pertinemment qu'ils allaient en priorité à l'armement soviétique ou chinois. Des hommes de Bormann et de Müller circulaient dans ces circuits clandestins.
Des noms : les firmes Gefoh à Hambourg, O.H. Krause à Francfort, Haselgruber à Berlin et à Vienne. Et elles n'étaient qu'un mince reflet de celles d'Otto Wolf von Amerongen, de Thyssen, MAN, Krupp, J.S. Fries ou de la West-Ost Handelsgesellschaft d'Alfred Kroth.
Alfred Kroth se rendit d'ailleurs en secret à Pékin en 1951 et, au retour, fut cordialement reçu par Pferdmenges en personne. Pour une livraison de matériaux aux armées de Mao Tse-tung, d'une valeur de deux milliards de marks, il venait de réaliser un milliard de bénéfices...
Sur le plan politique, se développaient plus de soixante-dix associations, clubs, cercles d'études, mouvements d'anciens combattants, dont 80 % rêvaient tout haut, sous couvert de pacifisme, d'un nouveau Rapallo germano-soviétique.
Toutes les affaires d'espionnage qui ont émaillé la chronique des années 1960 à 1980 ont pris racine durant la première décennie du règne d'Adenauer.
20.5. Le réseau des Gauleiters, en 1953
La preuve en a surgi le 14 janvier 1953, sans qu'à un seul moment les commentateurs de la presse internationale aient vu le lien entre l'affaire qui occupait les premières pages et ce qu'avait organisé et prévu Bormann, qu'on affirmait disparu en même temps que Gestapo-Muller.
En effet, ce 14 janvier en fin de soirée, une rafle monstre, combinée entre Américains et Anglais avec appui logistique de la police allemande, concentra son coup principal sur les dirigeants et les locaux de la firme H.S. Lucht Import-Export de Hambourg.
Quelques jours auparavant le corps de Lucht avait été retrouvé dans les taillis de son jardin. Règlement de comptes entre commerçants rivaux ? A présent ses adjoints, ses amis, ses proches étaient arrêtés et emmenés à la prison de Werl, près de Dortmund, pour être interrogés. Près de quatre camions de documents saisis, notamment chez Lucht, étaient dépouillés sur place. D'après les journalistes, « une vaste conspiration néo-nazie venait d'être neutralisée ». A preuve l'arrestation de Werner Naumann, 48 ans, ex-secrétaire d'Etat à la propagande auprès de Josef Goebbels qui, avant de se suicider, l'avait désigné comme son successeur. Naumann faisait partie du groupe qui, avec Bormann, dans la nuit du 1er mai 1945, avait quitté le bunker en direction de la station Lehrter. Ils s'étaient ensuite séparés.
En 1953, il répétait à ses interrogateurs qu'il savait, huit ans auparavant, que le Reichsleiter avait d'ores et déjà pris des arrangements avec les Soviétiques. A sa stupéfaction, a-t-il raconté plus tard, les commissaires mêlés à la rafle «n'attachaient pas d'importance à mes déclarations»...
D'ailleurs, à la suite de l'intervention d'un avocat, 48 heures plus tard, lui-même et ses comparses étaient relâchés sans que les journalistes se demandent pourquoi ce ballon se dégonflait si vite.
Naumann, interdit d'exercer sa profession d'avocat depuis sa «dénazification» en zone anglaise en 1946, était devenu cadre d'une firme chimique de Düsseldorf sortie du groupe d'IG-Farben. Il travaillait en même temps avec son vieil ami Lucht. En outre, avec Lucht et plusieurs amis, il cotisait à une caisse dite «Groupement de reconstruction économique » (Wirtschaftliche Aufbauvereinigung) supposée venir en aide aux industries nouvelles ou moderniser les plus anciennes. En réalité, le groupement dérivait tous les mois le maximum d'argent vers un autre cercle d'amis, clandestin celui-là, dont l'énumération des membres aboutissait aux anciens (et toujours) amis de Martin Bormann.
Même sans savoir tout cela, la liste des hommes arrêtés le 14 janvier parlait : Karl Kauffmann, ex-Gauleiter de Hambourg ; Gustav Scheel, ex-Gauleiter de Salzbourg ; Alfred Frauenfeld, ex-Gauleiter de Vienne ; Paul Wegener, ex-Gauleiter d'Oldenburg; Josef Grohe, ex-Gauleiter de Cologne... Ce qui déjà faisait cinq des quatorze gauleiters que Bormann avait sélectionnés pour sa propre organisation en 1943 et 1944. D'autres noms de la liste alliée fournie à la police allemande s'inséraient dans ce dispositif : Otto Dietrich, ancien adjoint de Goebbels; le général SS Paul Zimmermann; Arthur Axmann, l'ancien responsable des Jeunesses hitlériennes. Avaient échappé au coup de filet : le colonel SS Eugen Dollmann et Otto Skorzeny, qui avaient participé à des conférences de ce même noyau, l'une le 2 novembre 1952 à Düsseldorf, une autre à Hambourg le 18 novembre suivant.
Sur les listes de la police figurait aussi un vieil ami du banquier Pferdmenges, l'ex-lieutenant-colonel SS Franke-Grieksch, appui de la revue Nation Europa, laquelle préconisait une Europe continentale de Brest à l'Oural.
Les opérations menées en 1948 et 1949 avaient en grande partie neutralisé les systèmes de communications du réseau Bormann, et alarmé Gestapo-Müller, étant donné ses propres ramifications en Allemagne de l'Ouest. La rafle de 1953 aurait pu mettre fin aux manigances d'une organisation apparemment peu favorable au gouvernement, et laver Bonn des soupçons colportés contre Adenauer par la propagande soviétique quant à la renaissance du nazisme en RFA. Il n'en fut rien. Tout s'arrêtait soudain.
20.6. Ernst Achenbach, avocat et négociateur
Tout s'arrête simplement parce que deux jours après ces arrestations, un avocat nommé Ernst Achenbach est venu sonner à la porte de la prison de Werl.
Un mot sur Achenbach. Durant l'occupation de la France, il était le conseiller d'Otto Abetz, ambassadeur de Berlin auprès de Vichy et à Paris. Il ressort de l'ombre en 1947 en tant qu'avocat principal des inculpés du procès de l'IG-Farben. Il défend aussi à Nuremberg les anciens du ministère Ribbentrop. En 1953, il est associé aux efforts de Schacht, décidément bien vu du monde entier, pour que l'Allemagne en cours de redressement économique, entraîne les Occidentaux dans une aide généreuse au tiers-monde ; et, sur le plan européen, appuie sans réserves les projets du comte Coudenhove-Kalergi d'un continent unifié, tel que le préconisent Jean Monnet et ses amis et associés du Marché commun.
Oublié le fait qu'Achenbach, en février 1943, avait signé un ordre de déportation de 2 000 juifs, après l'assassinat en France de deux officiers allemands. Mais en 1953, les communautés juives de France se taisent, même si Achenbach s'agite beaucoup. Il faut lire La Gazette de Lausanne du 27 février 1953 pour comprendre ce qui se passe. L'affaire Naumann, lit-on, «dissimule un volet économique, avec ramifications économiques en Amérique du Sud, au Moyen-Orient, en Italie, en Espagne et jusqu'au Japon»... Autrement dit là où Bormann et son plan de la Maison rouge ont en secret réparti les trois quarts de la fortune du Reich. Il est évident que l'apparition déjà sensible de firmes allemandes à couverture sud- américaine au Caire, à Damas, en Arabie Saoudite, en Irak, etc., en plus des firmes ouest-allemandes ne devraient pas gêner les intérêts de nombreuses firmes américaines et britanniques qui sont très présentes sur les mêmes terrains. Il est urgent de réguler tout cela.
L'avocat Achenbach, couvert à Bonn par ses amis Pferdmenges et Abs, fait donc sortir de prison les conspirateurs. En échange, ceux-ci s'engagent à désormais synchroniser leurs affaires avec celles de la diplomatie de Bonn ; et, d'autre part, à persuader certains disparus de reverser le maximum d'avoirs allemands dans la trésorerie ouest-allemande. Ce marché concerne nombre de firmes commerciales, maritimes, aériennes, etc. fort prospères en Amérique latine.
De 1953 à 1957, des démarches sont entreprises par des gens «respectables » et de surcroît bien placés, pour que des rapatriements bancaires et des négociations entre firmes se déroulent dans la discrétion. Plusieurs banques d'Amérique du Sud sont aptes à ce jeu. A la Deutsche Südamerikanische Bank de Buenos-Aires, un tiers du personnel est allemand; quant à sa voisine, la Deutsche Überseeische Bank, elle est une filiale de la Deutsche Bank de HJ. Abs, réintégrée dans tous ses droits dès 1950.
S'agissant de firmes très connues comme Siemens, les anciens as de l'aviation, Galland et Rudel, la représentaient en Argentine et au Brésil, avant de rentrer en Allemagne. Ils ont participé aux transferts de la période 1943-1945, et participent à la manœuvre inverse. Tous deux ont leurs entrées chez Messerschmidt qui a des usines et des ateliers en Espagne, à Getafe, Cadix, Barcelone, avec liaisons vers l'Amérique du Sud. Et il n'y a pas que Messerschmidt. S'y trouvent aussi Focke-Wulf, Dornier, Heinkel et Junkers, qui ont mis à la disposition des Américains aux Etats-Unis plusieurs douzaines d'experts, maquettistes et ingénieurs, mais à présent les renvoient à Bonn.
Six ans après la défaite, Frederick Flick, autre initié des transferts clandestins, participe avec ses aciéries à ces nouvelles opérations. Il refait à tel point sa fortune qu'il obtient des Français, en 1955, le droit d'acheter 25 % des parts des aciéries françaises de Châtillon-Neuve-Maisons.
Dans la mouvance, apparaît Berthold Beitz qui a été chargé de la direction générale des usines Krupp, avec l'accord et sur les conseils du docteur Schacht qui a imaginé ce qu'il appelle « le point quatre et demi », ouverture aux circuits bancaires allemands du secteur de l'aide au tiers- monde. Encore une voie royale incontrôlée sur laquelle des fonds et des biens circulent pour revenir avec profits et dépôts en RFA.
Beitz finit par siéger en 1957 dans une des premières conférences mondialistes, aux côtés du prince Bernhard des Pays-Bas. Il siégeait depuis 1954 parmi les 120 initiés de la Conférence euro-américaine, dite de Bilderberg.
20.7. L'affaire Thyssen
Cependant une des opérations les plus remarquables en matière de récupération des avoirs sud-américains est l'œuvre de l'ancien industriel Fritz Thyssen.
Compagnon de Bormann depuis 1923, inscrit au parti en 1931, Thyssen n'avait cessé d'y cotiser jusqu'à la déclaration de guerre, ainsi que deux douzaines d'amis, comme lui membres du Cercle de Keppler, et, pour certains comme lui, affiliés à la haute franc-maçonnerie internationale. Partisan de la Grande Allemagne, il s'opposait en 1941 à la guerre sur deux fronts mise en route par Hitler. Il le faisait savoir, mais prenait ses précautions. Il avait ouvert un compte secret au Liechtenstein dans une banque qu'il contrôlait seul, et en Suisse un compte au Pelzer Endowment Fund (Pelzer était le nom de jeune fille de sa mère). Comptes secrets, mais pourtant découverts par Bormann...
Lorsque Hitler, exaspéré par ses critiques, fait arrêter Thyssen, Bormann lui évite un traitement pénible. Il lui parle de ses illégalités financières, punies en Allemagne de la peine de mort... mais il aura la vie sauve à condition de signer un engagement de verser (si cela lui est demandé) un million de dollars à la caisse noire du Reichsleiter.
Libéré en 1945 d'un camp au Tyrol, Thyssen refuse de parler de ses avoirs à ses interrogateurs qui savent seulement qu'il possède une mystérieuse Overseas Trust Company, basée jusqu'en 1940 aux Pays-Bas, et qui a créé des filiales en Amérique du Sud.
Thyssen a ensuite végété dans l'une de ses anciennes usines qui pouvait encore fonctionner (20% seulement de ses entreprises avaient survécu aux bombardements). Puis soudain, en 1950, il donne pleins pouvoirs à l'un de ses adjoints, Hans-Günther Sohl, et part à Buenos- Aires où vivent ses deux héritiers légaux, Claudio et Federico, avec leur richissime belle-famille d'origine hongroise, les Zichy. Hormis d'importants élevages de bétail, leurs biens s'étendent à six firmes industrielles, dont la Carbonera Buenos-Aires, laquelle dépend en réalité sous des prête-noms de la Stahl Union de Düsseldorf, et d'une société de holding, sise aux Pays-Bas.
Sur les talons de Thyssen, débarque Otto Skorzeny qui, à l'époque, travaille à la fois pour le docteur Schacht et les services secrets de Bonn. Skorzeny vient rappeler au vieux Thyssen ses engagements envers Bormann. En cette année 1950, il existe donc des vases communicants entre l'Allemagne officielle et l'Allemagne invisible.
En réalité, ce qui est demandé à Thyssen, ce n'est pas de verser quelques millions de dollars à l'ex-Reichsleiter, mais d'accepter un compromis : il organisera le «rapatriement» dans le giron de la RFA d'au moins 50 % de sa fortune sud-américaine. Contrat signé en quelques semaines. Il était temps : Thyssen meurt quelques jours après d'un arrêt cardiaque.
Si on le voulait vraiment, on n'aurait pas fini d'écrire sur l'histoire secrète de l'Allemagne de l'Ouest, de 1945 jusqu'au seuil de l'année 1960. Elle apporte déjà, à travers ces quelques pages, l'explication des raisons pour lesquelles Martin Bormann a survécu sans ennuis : grâce à ses consignes, au moins la moitié des 700 millions de dollars, transférés à l'étranger sous sa supervision après 1943, ont réintégré le giron ouest-allemand, soit en devises, soit sous forme de firmes prospères absorbées par les circuits économiques du gouvernement Adenauer.
Mais que devenait Gestapo-Müller pendant ce temps ? On allait savoir pourquoi, ni Moscou ni Bonn, ne désiraient que son cas vienne sur la place publique. L'intervention d'un certain nombre de «vieux messieurs » jouait un rôle capital dans cette discrétion. Dans les rapports germano-soviétiques, la diplomatie a toujours primé, avec ou par-dessus la tête des services secrets.